Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°2
Thème : Sociologie

De l’inhumanité

Auteur question de Edgar Morin

Entretien avec Edgar Morin propos recueillis par Marc de Smedt

Marc de Smedt : Face aux événements actuels, nous pourrions facilement parler de l’inhumanité de l’humanité ! Comment appliquez-vous la grille de votre méthode à la situation ?

Edgar Morin : J’aime citer Romain Gary qui dit que l’inhumanité fait partie de l’humain.
D’ailleurs, l’animalité ne comporte pas du tout d’inhumanité, donc de cruauté gratuite, de sadisme destructeur... Déjà dans Le Paradigme perdu j’avais défini l’Homo pas seulement comme sapiens mais comme démens. Folie et raison sont deux pôles de l’être humain, qui d’ailleurs coexistent en nous ; la folie peut même utiliser la rationalité instrumentale ou technique, comme dans le cas d’Auschwitz ou du terrorisme.
La monstruosité des attentats de New-York et d’ailleurs ne doit donc pas nous faire oublier toutes les monstruosités de l’histoire ! Depuis le génocide des Néandertaliens par les Sapiens que beaucoup d’indices tendent à confirmer, en passant par Gengis Khan et Hitler jusqu’aux massacres d’aujourd’hui, l’espèce humaine se montre criminelle avec quelques plages, heureusement, de bonté en elle.
J’avais aussi remarqué dans des livres antérieurs, tels Terre Patrie et
Pour sortir du XX ième siècle, que nous sommes à une époque où il y a l’union de deux barbaries totalement différentes : la première qui vient du fond des âges historiques et qui se manifeste par la haine, la volonté de détruire et de considérer l’ennemi comme abject ; et une nouvelle et seconde forme qui s’avère froide, anonyme, et qui est la barbarie technique - celle-ci s’appuie sur une conception économiste fermée sur elle-même, pour qui seul existe ce qui est calculable et où tout ce qui échappe au calcul n’existe pas. Or nous savons que l’amour, la pitié, l’affectivité, la douceur... cela ne se mesure pas. Quand les deux barbaries s’unissent, ce qui a été le cas au XX ième siècle et aujourd’hui, se révèle l’horreur absolue.
La grande nouveauté de la secte djihadiste, c’est qu’elle s’est mise à jour de deux façons. D’abord elle s’est mondialisée. Car on dit la mondialisation quand en fait il y a des mondialisations : celle de la criminalité est ainsi plus développée que celle des droits de l’homme ou de la démocratie. Le fanatisme musulman a donc bâti de cette façon ses réseaux partout et il utilise ensuite des moyens technologiques, avions, biologie bactérienne... pour arriver à ses fins terroristes. Posons donc le problème de l’humanité : d’où vient cette capacité qu’a l’être humain de s’enfermer dans des certitudes absolues pour des choses qu’il n’a jamais vues de ses yeux. C’est le cas des conceptions véhiculées par les religions (Jésus ressuscité, l’ange Gabriel qui visite et dicte à Mohammed, etc.), croyances qui dans certains cas amènent une fermeture absolue sur elles-mêmes (et sur soi-même) avec un total mépris des conceptions autres ou divergentes, où le monde extérieur se trouve considéré comme ennemi, tout ceci créant une capacité de haine meurtrière à la limite de l’invraisemblable. Cela n’est certes pas nouveau, nous avons déjà connu des sectes hallucinées : politiques (Baader, les Brigades Rouges...) ou religieuses, capables de s’auto-suicider comme en Guyana ou de détruire en se suicidant. Mais le défi actuel posé par le terrorisme islamique à cette échelle s’avère colossal, extraordinaire. Nous sommes donc obligés d’interroger le gouffre de contradictions qu’est l’être humain capable de sacrifier sa vie dans l’égarement criminel le plus total.

Marc de Smedt : Que pensez-vous des thèmes du livre de Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (Editions Odile Jacob), dans lequel il annonçait que les prochaines guerres se passeront entre civilisations différentes ?

Edgar Morin : Nous avons des processus doubles. D’abord il y a depuis un certain temps une réaction sur la sauvegarde des identités qui a vu sa culmination il y a quelques années dans l’essai de transformation de la société iranienne par les ayatollahs et les Khomeinys. Ces réactions se révèlent d’autant plus fortes que nous sommes entrés dans la crise du futur. Il y a eu, lors des Trente Glorieuses, après la guerre, l’espoir que le monde allait s’en sortir avec le développement et le progrès. Après la chute du communisme, on s’est rendu compte que le modèle occidental ne pouvait pas résoudre des inégalités ni bien des problèmes fondamentaux. Voici un monde qui avait de l’espérance, dans le socialisme, dans le capitalisme, il y avait une foi dans le progrès. Or aujourd’hui, il n’y a plus de progrès tangibles pour les peuples, plus d’avenir, et on assiste à une grande rétraction vers le passé. De plus, les fondamentalistes, arabes par exemple, sont en contact avec les masses pauvres et désespérées, alors que les régimes gouvernants sont corrompus et vivent dans leur bulle de pouvoir. Une grande partie du monde islamique vit dans des situations extrêmes de précarité et de stagnation ainsi que dans des frustrations terribles. De plus, le problème palestinien, entretient toutefois l’idée absolument juste qu’il y a deux poids et deux mesures : des pierres contre des chars, et il identifie les Etats-Unis à Israël. Cette idée de sort injuste créé dans ce milliard d’individus frustrés, un vivier gigantesque où une secte hallucinée peut prélever, ne fut-ce qu’un pourcentage infime mais conséquent, qui lui permet de s’auto-entretenir.
Revenons au choc des civilisations : cela peut se réaliser, en particulier dans le cas islamo-chrétien si l’on n’y prend garde.
Lorsque le président Bush parlait de croisade, il réveillait le spectre de l’échec majeur entre ces deux croyances et ces deux mondes.
Donc ce choc est un germe, il est potentiel : est-ce lui qui va dominer l’avenir ? La question reste ouverte. Si l’on montre qu’il y a une politique de la civilisation elle-même qui apporte ses biens aux pays qui en sont dépourvus, si le choc de l’attentat se révèle assez profond pour créer un changement de mentalités (mais je ne crois pas qu’il soit
encore assez profond), alors il peut y avoir une réaction salutaire qui empêche le choc des civilisations.
Nous devrions parvenir à l’état de société-monde. Et c’est possible, puisque notre réseau de communication permet déjà de joindre n’importe qui à n’importe quel bout du monde et voyager de même. Il nous manque un vrai droit mondial et une vraie éthique mondiale. Il nous manque des instances capables de réguler les fléaux qui empêchent cette société-monde de naitre et peuvent nous détruire : une instance capable d’éradiquer l’arme atomique qui devrait être détruite partout, une instance capable de régler le grave problème de la biosphère, une instance régulant l’économie autrement que le Fonds monétaire international, dans l’équité... Une confédération capable de prendre des décisions vitales pour l’avenir de la planète. Un nouveau modèle, une troisième voie est donc à trouver. La haine disproportionnée contre l’Amérique est injuste, mais il faut considérer le problème de sa puissance hégémonique incapable de voir ses vrais devoirs à l’égard du monde. Il y a une citoyenneté mondiale à établir qui ne va pas nier les autres citoyennetés.
J’ai peur qu’il faille des catastrophes plus grandes encore pour susciter des réactions salutaires en ce sens. Castoriadis parlait de la montée de l’insignifiance : il est vrai que nous devons sortir de cette invasion de la futilité qui touche l’ensemble de la société occidentale, alors que nous sommes devant des défis extraordinaires, incommensurables qu’il nous faut relever.
Autre point : nous avons été éduqués dans une forme d’esprit qui apprend à séparer les problèmes mais qui rend aveugle au contexte, au global. C’est pour cela que tant qu’il n’y a pas une réforme de la pensée et de l’éducation rien ne se passera de façon durable. Une vraie reforme de l’esprit, cet esprit humain qui a des possibilités extraordinaires et que l’on maintient dans une forme de sous-développement qui nous rend obnubilés par nos petites obsessions et hagards face à la réalité globale.
L’humanité avance souvent par ruptures et sauts à partir de catastrophes.
C’est la conscience du péril et de sa profondeur qui doivent nous amener à changer. Il nous faut prendre conscience que l’ennemi est en nous-mêmes, que l’ennemi du genre humain est dans le genre humain. Nous devons commencer par nous-mêmes, nous qui sommes sans arrêt en train de nous auto-justifier et de transférer le mal sur autrui, y compris au sein de nos familles et proches !
Comment peut-on imaginer ainsi de meilleurs rapports humains ? L’humain est une trinité : une part d’individu, une part de société, une part d’espèce. Si nous nous définissons ainsi, nous avons des devoirs profonds envers nous-mêmes dans cette réforme intérieure à accomplir, mais aussi à l’égard de la société et de l’espèce : car on a tous le même destin.


Cet entretien est paru dans le n°129 de la revue Question de : « Donner une âme à la mondialisation » paru en juin 2003, aux éditions Albin Michel.

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