Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°1
Thème : Spiritualités / Méditation
Dissiper les voiles dans le soufisme

Dissiper les voiles dans le soufisme

Auteur question de Faouzi Skali

“Démystifier” la méditation c’est aussi et surtout, dans une perspective théocentrique, la relier à son mystère fondateur, celui d’une présence ou réalité transcendante, d’un secret spirituel qui est à l’origine de toute initiation, qui est la source spirituelle à partir de laquelle l’expérience intérieure devient possible... L’enchantement des mots fait alors place à l’enchantement des réalités spirituelles qui se dévoilent le long d’un chemin dans lequel le disciple apprend à lire les indices ou les étapes de son voyage vers Dieu ou vers la réalité (Al Haqq) qui est l’un de ses “Noms”.

Le soufisme s’inscrit dans l’une des trois grandes traditions Abrahamiques, l’lslam, et donc, comme chacune de ces traditions, part d’un acte de foi. Mais s’inscrivant dans cette tradition il est aussi, et essentiellement, une voie de connaissance, de transformation intérieure. Les soufis disent que la situation de celui qui s’engage dans la voie est semblable à celui qui a entendu parler du feu sans jamais l’avoir vu. Cet homme peut un jour se mettre en marche et parvenir jusqu’au lieu ou il a entendu dire qu’il y avait du feu. Lorsqu’il voit le feu, la réalité de celui-ci passe alors pour lui du degré de croyance à celui de la contemplation. Une troisième étape consisterait pour lui à connaitre le feu en s’y consumant. C’est ainsi que les soufis méditent la formule « Nulle réalité, sinon la réalité divine ». Cette formule est constituée d’une négation ou je dirais plutôt d’un dépassement : “Nulle réalité", suivi chaque fois d’une réalité plus grande, plus réelle, plus subtile : “sinon Dieu”. Des le départ, nous allons trouver à la base du soufisme cette synthèse entre la foi et son dépassement (ce qui ne veut pas dire sa négation) entre transcendance (Dieu est toujours au-delà) et Immanence (l’expérience de la réalité divine en nous, de la conscience divine, se fait toujours plus réelle).

C’est ainsi que cette loi de complémentarité devient une caractéristique de cette voie. Complémentarité du maitre extérieur et du maitre intérieur, de la pratique initiatique et de la grâce, de l’Amour et de la Connaissance.

La voie soufie est donc d’abord celle d’une orientation intérieure qui consiste à ne pas avoir d’autre but que d’être conforme à la réalité en soi (le mot réalité ou vérité “Al haqq” est selon le Coran l’une des qualités ou attributs divins). Cette orientation intérieure se situe d’abord au niveau de la pensée avant qu’elle ne devienne progressivement un état d’être, une réalité vécue d’une façon spontanée et naturelle. Bien que mon propos d’aujourd’hui soit de vous parler de l’aspect intérieur de la méditation soufie et des dangers ou pièges que celui-ci peut présenter, si elle n’est pas appliquée correctement, je voudrais tout de suite dire qu’en dehors de cette idée fondamentale qui est de faire les choses “pour Dieu", c’est-a-dire sans idée de profit ou d’acquérir des pouvoirs supra- normaux ou même des expériences spirituelles, la méditation serait sans doute engagée dans une fausse orientation.

L’INTERIEUR (Al batin) ET L’EXTERIEUR (Al Zahir)

Bien que l’idée principale qui est au centre de la méditation des formules d’invocation divine (Dhiler) est que celle-ci a son principe en un point transcendant appelé “sift” ou secret spirituel, “lieu” d’un sous-lieu d’où proviennent la lumière ou l’influx divins qui sont les véritables “nourritures” de la méditation, plaçant celle-ci d’emblée au-delà d’un simple jeu de la pensée, le processus de la réalisation spirituelle dans son ensemble prend également appui sur une “forme" qui est d’ailleurs elle-même enracinée dans l’ordre spirituel puisque procédant d’une révélation. “Cette” ou “ces” formes sont particulièrement perceptibles dans les rythmes du jeune, du pèlerinage ou plus encore dans les mouvements de la prière (en arabe As Selat, mot qui évoque aussi celui d’une liaison, d’un contact “silah” avec la présence divine mais aussi, comme on le verra, avec le monde extérieur). Le prophète de l’Islam a enseigné à ses compagnons les différents gestes et paroles qui constituent chaque moment des cinq prières quotidiennes, après avoir lui-même reçu cet enseignement “en acte” par l’intermédiaire d’un Archange, ce qui indique déjà que les “mouvements” de la prière, bien que s’insérant dans le corps, sont essentiellement ceux d’une réalité spirituelle. A travers les gestes hiératiques de la prière, l’âme rejoint le corps, s’élève par cette façon d’être justement le plus présent possible dans chaque parole dite (texte du Coran) ou chaque geste accompli. Le sens spirituel latent dans la prière jaillit alors de cette présence intérieure. La prosternation, par exemple, peut se révéler, dans l’expérience intérieure qui l’accompagne, comme étant l’exacte expression du “fanâ’’, de l’anéantissement ou de l’extinction du “moi” dans la présence divine.

Cet acte est suivi du “baqâ’’, du moment du redressement par lequel est indiqué cette subsistance du “moi’’, non par lui-même, mais par cette présence dont il a réalisé désormais qu’elle est son principe d’être véritable. L’important donc est que l’état de conscience acquis dans la méditation se transfére dans les actes de la prière, habite la prière pour que celle-ci puisse lui dévoiler ses multiples sens. Déjà dans la “forme” le rythme de la prière est règlé sur celui des astres qui y participent, dit le Coran. Comme tout ce qui est né, a une louange cosmique, la prière est donc le “corps” de la méditation. Elle est aussi bien sacralisation du temps cosmique que du temps vécu. Elle est aussi, par la discipline qu’elle impose, une façon de “garder les pieds sur terre”, de suivre des préceptes de la shari ah (loi religieuse), de continuer par l’invocation divine (dhorer) et s’élever intérieurement vers la réalité divine tout en gardant un rapport juste avec le monde extérieur, celui de la nature et celui des hommes.

LES CONDITIONS EXTERIEURES

Je voudrais ici attirer brièvement l’attention sur les conditions extérieures de la méditation dans la voie soufie. Nous avons déjà évoqué dans un colloque précèdent le rôle du maitre spirituel. Seul un maitre authentique peut, par son enseignement, qui comme nous le verrons n’est que très secondairement d’ordre verbal, faire naître chez le disciple cette “himma” ou énergie spirituelle qui amène celui-ci à se détacher de toutes ses réalisations intérieures, qu’il perçoit alors comme autant de voiles ou d’ “idoles” le déparant de la réalité divine.

En effet, pour le disciple, toute conscience supérieure peut paraître comme étant le but recherché. Il y a donc ce danger, dont nous avons souvent parlé, de s’arrêter en chemin et, ce qui est encore pire, de se croire arrivé. Or les expériences peuvent parfois dépasser ce que l’on peut s’imaginer au départ lorsqu’on est encore dans les limites de nos perceptions habituelles.

L’expérience a montré que la pratique du Dhiler peut se révéler dangereuse car celui-ci a pour effet d’éveiller des forces spirituelles que l’on s’avère incapable de contrôler. Les indications d’un maître sont ici encore indispensables.

LA MÉDITATION

Venons-en maintenant à la méditation elle-même.

La méditation (el fikr) peut se présenter sous deux aspects complémentaires. La première nait de la foi et c’est cette attitude religieuse spécifique qui consiste à considérer toutes les manifestations du monde sensible comme autant de signes (ayat) de la présence invisible de l’Être divin. C’est dans ce sens que les soufis disent que toute chose créée porte nécessairement la trace ou la marque de son créateur. Pour cette forme de méditation, le monde est un langage divin qu’elle apprend à lire et à déchiffrer.

Le deuxième type de méditation est celui de la méditation intérieure. On peut dire de ce deuxième type de méditation qu’elle est le principe et la source de la première. Faisant la synthèse de ces deux approches le Coran dit : “Il y a sur terre des signes pour ceux qui sont doués de certitude et en vous-même, si seulement vous pouviez voir.”

LE HUDUR OU PRÉSENCE DIVINE

L’orientation intérieure, la réunion de toutes les conditions extérieures sont en soi des éléments nécessaires mais insuffisants pour que dans la méditation nous puissions avoir une conscience réelle, vivante, de la présence divine. Ce n’est pas le fait de travailler et d’ensemencer la terre, disent les soufis, qui fait tomber la pluie. Celle-ci se prépare simplement à la recevoir. La présence n’est donc jamais la conséquence d’une technique quelconque, mais celle d’une grâce et d’un don divin.

UNE PRÉSENCE TRANSCENDANTE

Le moment de la prise de contact avec la transcendance dans la méditation est celui dans lequel on s’adresse à la présence divine en nous, comme un “tu’’, celui d’une présence vivante par laquelle on se trouve d’emblée transporté au-delà de soi-même, de ses limites habituelles. C’est dans ce sens que l’on parle de “jadhb” ou ravissement intérieur. Le moment de présence est aussi un moment de profonde conscience, de connaissance ; mais une connaissance par laquelle on comprend avec tout notre être, directement, intuitivement, au-delà du processus abstrait de la raison.

La présence divine peut se manifester en tant que sensation spirituelle intense (état intérieur que les soufis appellent “hal”) par la révélation de significations spirituelles (macani) ou encore en tant qu’illumination intérieure. En réalité ces éléments que l’on sépare pour pouvoir en parler constituent souvent des aspects divers d’une seule et même expérience.

C’est cette expérience qui se manifeste notamment dans les mouvements extatiques des soufis que l’on appelle “al hadrah" : la présence,“al jmarah" : la plénitude, “al khourah” : l’ivresse spirituelle, ou encore “al jadhbah’’ ou ravissement intérieur. Le mouvement du corps n’est qu’un reflet, une conséquence naturelle et spontanée de ce “mouvement” de l’âme dans lequel celle-ci se transforme en s’élevant vers son principe divin. Ici il y a cependant une distinction à faire entre les voies du “wujd” dans lesquelles les états intérieurs surviennent tout d’abord, règlent alors les mouvements de ce qu’il a été convenu d’appeler une “danse” (raqs) extatique, son rythme, son mouvement respiratoire, des voies dites du “Tawajud” ou les mouvements corporels sont volontairement organisés dans le but de provoquer des états de transformation de la conscience et de réceptivité spirituelle. Dans le premier cas, les “techniques” découlent d’un mouvement intérieur, dans le second c’est la science de ces techniques qui permet d’y accéder. La voie qui est dans le premier cas est celle dont l’enseignement est pleinement vivant. Une même voie peut, avec le temps et d’une façon tout à fait légitime, passer de ce premier cas au second ou la perte relative de la vitalité spirituelle est partiellement compensée par un savoir ou une science des techniques pouvant favoriser certaines réalisations intérieures. Mais il est dans tous les cas certain que le fait de faire ses ablutions, de s’asseoir dans une posture correcte en s’orientant vers le “Qiblah” (vers La Mecque en direction du soleil levant) et de se concentrer sur ses exercices de “Dhikr” ne peut que favoriser davantage la marche ou la progression intérieure du disciple et c’est en fait le propre de la méditation.

L’influx spirituel qui passe a travers le “dhikr” et que l’on appelle “madad” est vécu comme une réalité qui, bien que n’étant pas matériel, est une réalité tangible, concrète et vivante. C’est la circulation de cet influx qui peut éveiller, sans même que nous ayons une idée préalable de leurs emplacements, ce que les soufis appellent “al lat â if” ’ ou centres subtils. Dans leurs chants ou poèmes spirituels les soufis ont souvent symbolise cet influx par un nectar, un vin spirituel dont l’Echanson, celui qui le verse, est le maitre lui-même, et qui a pour vertu de transformer de fond en comble l’état de conscience de celui qui le boit.

LE “DHIKR” 0U L’INVOCATION

Voyons maintenant d’une manière un peu plus concrète de quelle façon est vécu dans la méditation cet influx spirituel qui est véhiculé par le “dhikr”.

Lorsque l’on s’est mis dans l’état de disponibilité dont j’ai déjà parlé, le tout est de se concentrer entièrement sur l’ensemble des formules d’invocation que l’on a reçu. Au départ nous nous trouvons forcement dans les limites de ce que les soufis appellent les voiles du moi ou de l’ego, et qui sont faits de l’ensemble de nos représentations mentales. Mais au fur et à mesure que notre conscience se clarifie et que notre esprit se retire de son implication dans le monde des sens sous l’effet de sa concentration sur le dhikr, mot qui signifie littéralement “rappel” ou “souvenir divin ’, ces voiles, disent les soufis, se dissipent par le fait d’un jaillissement de lumières. Ces lumières sont au début sporadiques, elles sont comparées à des éclairs soudains et éphémères dans notre nuit intérieure. Mais par la suite un certain état d’illumination intérieure devient pour nous un état de conscience réel et durable avant de devenir lui-même un Voile et une limitation que nous ressentons comme tels sous l’effet de la pression de notre énergie spirituelle (himma) qui nous conduit alors sous l’effet d’une nécessité intérieure au dépassement de cette limite.

Chaque état de conscience a ses propres qualités et aussi, dans un sens très concret, bien qu’immatériel, sa propre coloration. Les soufis ont aussi développé tout un symbolisme des couleurs qui dérive d’une expérience réelle et qu’il ne faut donc pas réduire à des significations abstraites. En fait, chaque niveau de conscience correspond à un degré d’être, à une modalité particulière de la présence divine. La multiplicité des “présences divines, écrit lbn Ajibah, a une source commune qui est l’être total, mais les noms (ou les appellations des différents mondes ou niveaux d’être perçus) différent en fonction du “regard” (al Nazrah, ou niveau de conscience) et les regards différent en fonction des degrés de connaissance”.

Le cheminement intérieur est aussi celui du cheminement vers une réalité toujours plus grande, vers la réalité. Cet itinéraire se fait essentiellement au niveau d’une élévation toujours plus subtile dans la perception supra-rationnelle mais il peut aussi s’accompagner de ce que les soufis appellent le soulèvement du voile des sens. Ibn Khaldun écrit : “Le combat spirituel et la méditation sont suivis ordinairement du dégagement des voiles des sens, et de la vue de certains mondes qui font partie des choses de Dieu, mondes dont il est impossible que l’homme qui fait usage de ses sens ait aucune perception. ”

Je voulais insister sur ce point pour montrer que le monde sensible qui nous semble bien tangible est lui-même le produit d’un certain état de conscience de la même manière qu’a des niveaux supérieurs de la conscience correspondent d’autres mondes d’une réalité supérieure. Parmi ces mondes, il y a celui des figures-archétypes ou images spirituelles qu’Ibn Arabi appelle Aloum al mithal (monde des symboles) et que Henri Corbin a traduit par le terme “d’imaginal”.

Au cours de la méditation sous la forme de contemplation intérieure (mushahadah) ou pendant le sommeil dans des rêves particulièrement lumineux et chargés de significations spirituelles ou encore au cours des moments extatiques dont nous avons parlé plus haut et qui s’appelle “al Hadrah”, nous pouvons nous ouvrir dans des moment de ravissement à nous-même à la perception de ce monde. Le monde des symboles est celui du langage divin par excellence. La vision de l’homme saint, dit un hadith, est une parole par laquelle le serviteur communique avec son seigneur. C’est ce dialogue intérieur que les soufis appellent les “munajat” et qui, comme nous le voyons, se trouve en un niveau de présence se situant déjà au-delà de la simple croyance.

RÉALITÉ DU “DHIKR" ET DE L’INITIATION

Je voudrais maintenant souligner une chose qui me semble importante. Le maitre spirituel est celui qui est passé par les différents degrés d’être, ou mondes, dont nous avons parlé, pour finalement parvenir à l’ouverture suprême qui est la connaissance de la réalité divine. Cette réalité ne doit pas être conçue comme un objet car elle est en fait le seul sujet véritablement réel et qui, bien que se révélant dans une connaissance ultime, n’en reste pas moins infiniment transcendant. Abu Sarid el Kharraz n’avait-il pas dit : “je connais Dieu par le fait qu’en Lui se joignent les contraires" ! C’est au niveau de cette présence divine ultime que celui qui va devenir un shaykh, un guide spirituel, reçoit l’ordre de revenir parmi les hommes afin de les initier à la voie qui mène jusqu’à cette présence. C’est également au niveau de cette présence que lui sont révélés les éléments qui deviendront le support même de l’initiation, formes d’exercices, prières et formules d’invocation. L’initiation est donc véritablement dans ses principes ainsi que dans ses moyens d’origine transcendante. Et c’est cela même qui explique l’efficacité de la pratique du dhikr et de l’influx spirituel qu’il transmet. Tous les supports extérieurs ne sont en fait que les véhicules de cet influx.

J’ai voulu souligner ce point pour dire qu’on ne peut pas, sans danger, inventer soi-même ou même simplement adopter par un choix personnel des masques d’initiation. Cela serait, disent les soufis, tenter de monter au ciel à l’aide d’une corde. C’est par cette origine transcendante “Céleste” que se distinguent a mon avis les religions et les voies spirituelles authentiques de ce qui n’en est qu’une vaine imitation.

AMOUR ET CONNAISSANCE

Le soulèvement des voiles nous fait découvrir Dieu sous les deux aspects essentiels de ce que les soufis appellent beauté (jamâl) et majesté (jalah). Les normes ou qualités divines, donc le dhikr que l’on pratique, sont eux-mêmes divisés en attributs de beauté et attribut de majesté. Par exemple l’attribut du “miséricordieux” est un attribut de beauté alors que l’attribut du “tout-puissant" est un attribut de majesté. Il y a cependant des “noms” qui se rapportent directement à l’essence (ad-dhat). Lorsque dans la méditation divine comme ceux d’ “Allah” ou de “Huwwa” (Lui) la présence divine se révèle sous les aspects de la majesté, elle fait naitre en nous le sentiment d’une crainte référentielle ou encore de notre néant, devient le vertige de l’infini divin. Sous cet aspect Dieu se révèle à nous dans sa transcendance absolue. Lorsque au contraire il se révèle sous l’aspect de la beauté cela produit en nous une dilatation, une joie et un amour intense. La qualité divine de la beauté est alors perçue comme l’essence parfaite de toute beauté, de toute harmonie. Dans la poésie et les chants soufis, celle-ci est souvent symbolisée par un personnage féminin, Leyla, Maya, etc.

Le vin et l’amour spirituel sont des symboles que les soufis utilisent couramment pour décrire leurs états intérieurs.

L’expérience de l’amour et de la beauté que l’on découvre en soi-même dans la contemplation intérieure est une connaissance essentielle des qualités de l’être divin qui va nécessairement rejaillir sur notre méditation du monde. Voila comment par exemple Ibn Arabi s’exprime à ce sujet :

“Il est rapporté dans la Sahih de Muslim que l’envoyé de Dieu a dit : “Dieu est beau et il aime la beauté.” Or c’est Lui qui a fait le monde et l’a existencié. L’univers tout entier est donc suprêmement beau. Il n’y a en lui nulle laideur. Bien au contraire. Dieu y a réuni toute perfection et toute beauté [...]. Les gnostiques n’y voient que la forme de la réalité divine [...] ; car Dieu est celui qui s’épiphanise en toute face, celui à qui tout signe renvoie, celui que tout oeil regarde, celui qu’on adore en tout adoré [...]. L’univers entier Lui adresse sa prière, se prosterne devant Lui et célèbre sa louange. C’est de Lui seul que les langues parlent et c’est Lui seul que les coeurs désirent [...]. S’il n’en était ainsi, aucun envoyé, aucun prophète n’aurait aimé femme ou enfant."

Il ne s’agit pas ici d’une vision “idéaliste” de la réalité mais bien du dévoilement spirituel conséquent à la transformation par l’expérience intérieure. Cette vision de la beauté universelle n’est valable que sur le plan de cette réalité essentielle perçue par l’oeil intérieur du mystique. Il est certain que par ailleurs la division du bien et du mal reste toujours valable sur le plan de notre conscience et perception ordinaires du monde. C’est ainsi que le soufi peut allier en lui une vision contemplative, essentielle et une action dans le monde.

Lorsque dans la méditation notre coeur est tourné vers Dieu seul, Dieu se manifeste à nous sous les aspects dont on a besoin pour notre marche intérieure. L’opposition apparente, en les attributs de beauté et ceux de majesté crées dans le coeur du méditant, cette perplexité libératrice par laquelle l’esprit s’élève au-delà de cette dualité apparente vers leur unité essentielle qui est celle de l’être divin.

Je voudrais terminer ici en parlant du rapport de l’amour et de la connaissance. Par rapport à celui qui médite lui-même, l’amour est l’expérience d’un ravissement à soi-même par le fait même de la contemplation intérieure. Dans cet état il y a un oubli complet de soi-même et une absorption complète dans l’objet (ou je dirais plutôt le sujet) de la contemplation. Cet état est d’une qualité et d’une intensité qui dépassent de beaucoup la sensation d’amour que l’on peut expérimenter d’une manière ordinaire. Mais cette sensation d’amour divin qui s’épanouit dans la méditation s’épiphanise par la suite dans notre rapport avec le monde et avec les hommes. C’est notamment à partir de cette réalité que les soufis ont choisi d’utiliser le symbolisme de la poésie courtoise (le culte de la Dame) pour exprimer cet état d’être. Les pleurs sur ce qui fut jadis les traces des campements de Leyla (la méditation des “signes” du monde). Les souvenirs de l’amant, ses hallucinations même où il croit voir le spectre de son aimée (visions et dévoilements spirituels), tout ce symbolisme est mis à contribution par le soufi pour évoquer d’une manière symbolique une expérience que le langage ordinaire serait incapable de traduire. Dans la méditation, la connaissance de soi se présente sous l’aspect inverse et complémentaire à celui de l’amour divin.

Elle est un regard vers soi à partir de ce ravissement, de ce dépassement des limites habituelles de notre ego. Se regardant en quelque sorte de l’intérieur, on prend conscience des défauts de notre ego qui ne vivent que de rester occultes, cachés à la perception ordinaire. C’est aussi en vertu de cette connaissance de soi par Dieu que l’âme du disciple acquiert les qualités pour avancer sur le chemin qui mène à la réalité divine. Car l’oeil ou le regard divin, qui est cette perception du coeur, cette perception qui permet une unification et une intégration progressive de notre être, n’est pas seulement celui qui dévoile mais aussi celui qui transforme. Ainsi l’humilité par exemple est le résultat de cette perception interne et non pas celui d’une prise de position mentale ou éthique. Le détachement intérieur aussi n’est possible que parce que le coeur trouve dans sa contemplation des attributs de la beauté divine une jouissance infiniment supérieure au monde et à ce qu’il contient. La jouissance du monde vient à son tour de cette perception intérieure qui devient perceptible à l’extérieur aussi et non pas du monde tel qu’on le perçoit d’une façon ordinaire.

Dans cette voie de la connaissance, les soufis ont développé toute une approche psycho-spirituelle extrêmement précise des différents états ou degrés de l’âme dans son voyage intérieur vers la réalité divine.

C’est ainsi que les soufis ont pu décrire avec une grande précision toutes les nuances des états ou sensations intérieures qui peuvent survenir lors de ce voyage. Au bout du chemin, amour et connaissance se conjoignent et s’unifient car, dit un Hadith : “Celui qui se connaît lui-même, celui-là connait son Seigneur.”

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