Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°2
Thème : Sciences et conscience

Le monde est un jardin

Auteur question de Gilles Clément

Entretien avec Gilles Clément, propos recueillis par Patrice van Eersel

Patrice van Eersel : Dans son très beau petit livre Paysages, Jean Cabanel, qui dirigea longtemps la Mission interministérielle du Paysage, fait remarquer qu’il n’y a pas de force plus aboutie de la politique que l’art de concevoir le paysage global d’une collectivité. Montrez-moi dans quel paysage vous vivez, je vous dirai tout de votre culture, de vos valeurs et de votre degré de développement et de conscience. De toute façon, l’esthétique globale du paysage est dispersée entre d’innombrables acteurs somnambuliques, qui créent sans le savoir lesdécors de nos banlieues par exemple. Face à ces questions, comment réagissez-vous, en tant que paysagiste de profession ?

Gilles Clément : Les Vrais acteurs du paysage sont dispersés, mais ils ne sont pas si nombreux. Cela dit, vous avez raison, ils n’ont aucune conscience de ce qu’ils font, ou si peu. Pourtant, leur force est énorme - je pense aux aménageurs de route ou d’autoroutes, de voies ferrées, de villes nouvelles... - malgré des progrès récents. Les exploitants agricoles, qui modèlent la plus grande partie du territoire, commencent eux-mêmes à sentir leur responsabilité. Bien sûr, ce sont les politiques qui ont la responsabilité indirecte la plus lourde. Or, ils ne s’en soucient guère. Quant aux paysagistes officiels, ils réfléchissent beaucoup mais n’ont aucun pouvoir, surtout au niveau global où votre question situe les choses. Ils font de belles études, que l’on range ensuite dans des tiroirs.
Tous les deux ans a lieu une petite cérémonie au ministère de l’Environnement, où l’on remet un Prix du Paysage - j’ai personnellement refusé d’y être nominé, parce que je ne vois pas pourquoi un ministère récompenserait quelqu’un qui ne « produit » en réalité aucun paysage, ou alors cela devrait rester une affaire de la corporation des paysagistes. Mais si c’est l’Etat qui se prononce, cela devrait mettre en valeur l’action d’un agriculteur intelligent, d’un aménageur perspicace... J’ai tenté de faire valoir cette idée, à l’époque auprès de Dominique Voynet.
La réponse fut qu’on y réfléchirait au moment de décerner un prix européen du paysage.

Patrice van Eersel : Nous vivons désormais dans un patchwork de paysages sans colonne vertébrale. J’habite personnellement dans un vieux centre-ville rénové. C’est très agréable, mais à peu près complètement artificiel, sans rapport avec les forces qui modèlent réellement le monde actuel. Le « vrai » paysage, où en est-il ?

Gilles Clément : En termes de surface, le vrai paysage, comme vous dites, dépend d’abord du ministère de l’Agriculture. C’est d’ailleurs de ce dernier que dépend l’Ecole des Paysages - mais dans la plus grande indifférence : les hauts fonctionnaires de ce ministère s’en désintéressent totalement, parce qu’il n’y a aucune commande à la clé. Nous n’avons jamais vu le moindre responsable du monde agricole nous interroger sur l’évolution du paysage français, sur sa relation à l’économie ou à l’écologie.
Ils commencent tout juste à se rendre compte du temps perdu...

Patrice van Eersel : Il y a une dizaine d’années, pour évaluer la durabilité des exploitations agricoles bio, la Mission Paysage avait fait faire une étude étonnante, où deux commissions d’enquête, utilisant des critères très différents -les premiers purement économiques ou énergétiques, les seconds esthétiques et écologiques – aboutissaient à des résultats analogues : les fermes les plus belles étaient aussi celles qui avaient l’avenir le plus sûr ?

Gilles Clément : C’est un résultat auquel nous aboutissons souvent. On ne voit malheureusement pas comment cela pourra changer le système. Vous avez des terres tellement stérilisées et pourries - parce qu’on y a pratiqué des cultures trop gourmandes - que l’on ne pourra y développer que des espèces manipulées génétiquement. Mais là non plus, je ne suis pas sûr que les grandes tendances de l’opinion actuelle soient justes. On nous parle sans arrêt des menaces que les OGM font peser sur la fameuse biodiversité. Je pense certes qu’il faut préserver le maximum d’espèces, créer des conservatoires, des banques de graines, etc. Mais ce à quoi je crois le plus, c’est à la requalification permanente de tout ce qui permet à la vie d’exister - et d’évoluer. Je ne crois pas tellement à une diversité quantitative, mais a une diversité comportementale.
C’est elle qui constitue le moteur de l’évolution de la vie sur cette planète. Or, trop souvent, je sens chez les écologistes une rigidité, un désir de bloquer l’évolution, de demeurer « comme avant ».
Alors que la vie sur terre n’a jamais cessé d’inventer des formes radicalement nouvelles et proprement « scandaleuses » pour les espèces antérieures.
La nature est pléthorique, mais elle ne se répète pas à l’identique.

Patrice van Eersel : Il semblerait cependant qu’à l’heure actuelle, la biosphère terrestre soit en train de perdre à jamais des milliers d’espèces de plantes et d’animaux. Un vrai massacre. Cette chute de la biodiversité ne vous donne-t-elle pas le vertige ?

Gilles Clément : Vous savez, la vie sur terre a déjà connu au minimum cinq extinctions massives du nombre des espèces, cinq effondrements depuis les débuts de la vie. Je pense que nous sortons d’un pic de diversité et que celle-ci est actuellement en plein recul. A l’évidence, nous marchons à grands pas vers une sixième extinction, dont les causes sont, comme chaque fois, nouvelles. La principale nouvelle cause est, me semble-t-il, le brassage planétaire, provoqué par le trafic humain. Mais le brassage, sous diverses formes, a toujours existé. Les bactéries, les champignons, le pollen, les graines, les oiseaux, les animaux les plus divers se sont toujours déplacés et reconnus à la surface du globe au gré des courants marins, des vents, des migrations... De ce brassage sont également sorties de nouvelles espèces - avec le rôle essentiel des zones d’isolement, dont on sait qu’elles sont à l’origine de bien des nouveautés. Aujourd’hui, les humains accélèrent le processus, volontairement ou involontairement, faisant émerger de nouveaux biotes (ensemble de compatibilités de vies), de nouvelles plantes qui peuvent survivre n’importe où dans le monde. En ce moment, j’écris un livre sur les « vagabondes », comme je les appelle. Je ne vois pas comment on pourrait contrer ce vagabondage irrépressible qui, forcément, participe à l’évolution.
Si, d’un côté, il peut s’avérer dangereux pour la biodiversité, de l’autre il génère des situations nouvelles, configurations inédites d’associations vivantes. Finalement, l’homme est en train de refabriquer, sur le plan biologique, une sorte de continent unique.
Comme à l’aube des temps. Evidemment, cela conduit à une perte de diversité. Là non plus, rien de nouveau. On estime que, depuis l’apparition de la vie sur terre, il y a eu trois continents uniques, rassemblés puis à nouveau disloqués au gré des glissements des plaques tectoniques.
Il y a dans ces mouvements - et donc actuellement dans cette perte de diversité - quelque chose d’inéluctable. La seule façon d’éviter ça serait de supprimer l’humanité de cette planète !
Ça n’a pas de sens. Pas davantage que l’actuel désir de lutter contre toutes les prétendues « pestes végétales »... qui nous font entre-apercevoir un discours de ségrégation et d’apartheid dans le monde de l’écologie.

Patrice van Eersel : Voulez-vous parler des plantes qui, telle l’algue tueuse, la Taxfolia, prennent toute la place en supprimant systématiquement les autres espèces ? Vous prenez leur défense ?

Gilles Clément : Oui, alors avec cette algue, il y a actuellement un réel problème. Mais il y a bien d’autres cas : prenez la Perle du Caucase, les Menthes du Japon ou encore les Renoncées de Chine, qu’il faudrait soi-disant éradiquer... C’est un discours complètement fou.
Herve Kempf en a parlé dans Le Monde (janvier 2002), notamment en ce qui concerne l’Afrique du Sud, que je connais bien. Là-bas, dans la région du Cap, ont été édités des articles dénonçant douze plantes à « éradiquer absolument » parce qu’elles seraient dangereusement invasives. Ce côté « Wanted » a quelque chose d’effrayant, surtout en Afrique du Sud. Ces plantes-là, venues d’ailleurs, se sont acclimatées et vivent a l’aise dans le veld, le maquis local dont on raconte qu’elles pompent une partie de l’eau, si précieuse en cette région du monde. Mais ces plantes, qui sont notamment des eucalyptus et des acacias venus d’Australie, ne boivent en réalité pas plus d’eau que les plantes indigènes qu’elles remplacent progressivement.
Et puis, on oublie souvent de dire que si ces plantes se sont développées, c’est au départ parce que l’homme avait gravement tout déboisé et qu’il a fallu trouver des espèces capables d’arrêter l’avancée des dunes... Enfin, pour bien souligner l’incohérence des discours éradicateurs : à côté de ces dunes désertiques, vous avez, dans la même région, quatre-vingt-dix grands terrains de golf arrosés jour et nuit ! Tout cela pour dire que le discours sur la défense de la biodiversité et sur la nécessité de préserver les souches originelles peut être parfois très suspect.

Patrice van Eersel : Mais enfin, si vingt à trente mille espèces vivantes disparaissent actuellement chaque année de la surface de ce globe, c’est quand même bien parce que les activités humaines ne leur laissent plus de place pour vivre, non ?

Gilles Clément : Il est des culpabilités inutiles. Et des humilités obscures.

Patrice van Eersel : Vous voulez dire que le fait de réaliser que nous, humains, sommes désormais un agent écologique déterminant ne doit pas nous donner mauvaise conscience, et que le fait de nous savoir pris dans des processus qui nous dépassent ne doit pas nous faire peur ?

Gilles Clément : Voilà. Nous accélérons des changements que nous ne comprenons pas très bien. C’est incontestable.
ll n’y a pas à en avoir peur. Mais c’est toujours pareil : une difficulté à prendre du recul. Moi, je suis avant tout jardinier. On plante une graine et on attend. Il se passe alors des choses, pas forcément celles que l’on prévoit. Souvent, les prévisions sont déjouées par la biologique, dont on ignore beaucoup de choses. L’imprédictibilité est ce qui caractérise la vie. Et l’on sait bien que l’humanité, à l’échelle de la vie, vient tout juste d’éclore dans l’histoire de la planète.
Et la vie elle-même... Parce qu’avant même l’avènement de la vie, il y a la fabrication de cette espèce de socle, de l’eau, de l’oxygène...qui va permettre à la vie d’exister. L’humanité, elle, n’arrive que tout au bout, c’est une nanoseconde de l’histoire de la planète.
Alors évidemment, il faut que les choses se rodent un peu, que l’homme, cet homme si « performant », se confronte au monde, lui, le seul être conscient, dit-on, le seul à éprouver un peu le sens de sa responsabilité. Qu’il se confronte à cette matière qu’il manipule très mal et dont il tire aussi des discours complètement fous, qui partent dans toutes les directions, tantôt optimistes, tantôt alarmistes, mais toujours exagérément - n’hésitant pas, par exemple, à prendre la planète en otage pour en tirer de l’argent, ce que font en particulier les ultra-libéraux.
Ce que j’aime dans les grands élans expérimentaux - vous citiez l’exemple de Biosphère -2-, c’est qu’ils nous permettent de vérifier que la vie ne cesse jamais d’évoluer. Nous devons sans cesse intégrer des données nouvelles, de nouveaux systèmes qui s’installent. Avec un foisonnement tel que le résultat n’est jamais modélisable. Nous sommes absolument incapables de savoir ce qui va se passer. Et je trouve ça très intéressant. L’existence même du monde tient à cette imprédictibilité.
C’est ce territoire d’invention qu’il faut avant tout préserver. C’est cette permanente créativité qu’il ne faut pas détruire. Mais, en soi, la destruction est inévitable. Chaque individu détruit en permanence, ne serait-ce que par la prédation. Un animal en mange un autre, qui mange une herbe, qui en absorbe une autre, qui se nourrit, enfin c’est une chaine avec des interactions très fortes. Alors, bien sûr, on aimerait pouvoir jouer avec cette chaine, vivre avec, dans la diversité que l’on a connue, sans chercher à l’exploiter avec la voracité qui caractérise l’humanité contemporaine, qui exploite massivement tout ce qui lui tombe sous la main sans réfléchir très sérieusement à ce qu’elle fait - encore une fois, le monde agricole en est à la fois l’acteur et le témoin.

Patrice van Eersel : Vous ne croyez pas que le capitalisme puisse devenir « vert » en comprenant que c’est son intérêt à long terme ?

Gilles Clément : Je n’y crois pas beaucoup, à cause de l’imprédictibilité générale du système.
Nous avons injecté trop de paramètres variables dans nos scénarios pour que le cerveau humain puisse faire autre chose que s’adapter au fur et à mesure, en improvisant beaucoup. Les humains s’imaginent toujours qu’ils vont pouvoir planifier - qu’ils soient technocrates libéraux ou technocrates socialistes, ils sont technocrates. Mais ce n’est pas du tout en rapport avec la réalité planétaire et biologique, qui se transforme tous les jours.
Et là, c’est le jardinier en moi qui parle, parce qu’un jardinier sait que chaque matin, il lui faut aller voir sa planche de poireaux pour constater qu’il s’y est passé pendant la nuit des choses imprévues, auxquelles il va falloir s’adapter. Combiner harmonieusement écologie et économie - qui est la question même du rapport de l’humain et de la vie - ne peut donc, à mon sens, se faire qu’au présent. Sinon, on fige et c’est la pire des choses, parce qu’on se retrouve forcément dans des culs-de-sac. C’est pourtant ce que l’humanité fait couramment, par exemple en installant des systèmes juridiques, des contentieux, des machines législatives, avec des avocats, des assurances, toute cette énorme machinerie qui détient une grosse partie des finances mondiales, autant que les magnats du pétrole, et qui cherche à programmer, à planifier, à standardiser et donc à figer. Toute la fameuse « mondialisation » n’est inspirée que par ce modèle. C’est une commodité, mais ça ne peut pas marcher. Moi, je ne crois qu’a l’artisanat. Ne peuvent fonctionner que des entreprises à termes courts, employant peu de gens, sur des objectifs modestes, mais permettant des vies vraies. Mais je sais bien que ça n’est pas le modèle dominant !

Patrice van Eersel : Les grandes monocultures sont belles vues de haut en avion, elles ressemblent à un tableau de Mondrian. Mais il ne fait pas bon vivre à l’intérieur !

Gilles Clément : On peut en tirer un grand profit avant d’en mourir (rire). Mais ce ne sont pas les mêmes qui en profitent et qui en meurent ! Cela dit, si l’on considère la terre comme un seul être vivant, le problème est le même : si une partie d’un corps meurt, c’est tout l’organisme qui est menacé. Ces visions ont quelque chose de mystique, ou de systémique, ce qui revient au même des éléments apparemment séparés s’avèrent en interaction ; des masses d’eau ou d’air circulent, des animaux se déplacent, des humains aussi, des masses végétales croissent et tout cela interagit.
Dès l’origine des jardins, dans la nuit des temps, les hommes se sont intégrés au « polythéisme végétal », ils ont notamment ponctionné ce qu’ils ont pu, ou ils ont pu, pour se nourrir, participant à leur manière au grand brassage et faisant des premiers jardins d’involontaires laboratoires d’hybridation.


Cet extrait d’entretien est paru dans un Question de : Ecologie et spiritualité,
repris en poche dans la collection Espaces Libres – Editions Albin Michel.

Voir aussi dans la même rubrique :
Inscrivez-vous à la newsletter
Interview - À voir
Alejandro Jodorowsky
Quelle merveille d'être vivant !

Photos : © P. Montadon-Jodorowsky DR.

Entretiens - À écouter
David Servan-Schreiber
Transformer le corps
go top

Réalisation Welwel Multimédia