Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°3
Thème : Aimer

La voie du tantrisme

Auteur question de Arouna Lipschitz

Qu’est-ce que concrètement le tantrisme ?

Le Tantra est une voie du yoga qui utilise l’énergie sexuelle pour accélérer l’éveil spirituel d’aspirants au sang chaud. Tantra veut dire tisser. Cette voie enseigne comment tisser des fils entre notre corps spirituel et notre corps physique, entre notre conscience du « Tout » et nos sens. Concrètement, ce tissage entre spiritualité et sensualité utilise l’acte sexuel ou, pour le moins, le contact et la caresse, comme « outils » méditatifs. L’objectif étant d’atteindre l’état de félicité spirituelle au même titre que n’importe quel autre « outil » de méditation. Aujourd’hui, on parle plus d’extase des sens que de félicité spirituelle, mais le Tantra reste toujours une invitation à transcender une sexualité « ordinaire » tournée vers la satisfaction immédiate de nos besoins pulsionnels ou affectifs.

Comment s’extraire d’une sexualité « ordinaire » ?

Il faut commencer par ne plus avoir l’orgasme comme objectif de l’acte sexuel. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’orgasme dans l’approche tantrique, mais celui-ci devient une sorte d’effet secondaire de l’accumulation d’énergie sexuelle qui va se « dissiper » naturellement dans le corps, pas forcément comme l’atteinte d’un sommet (peak experience), mais comme un bain de détente extatique qui peut abreuver nos plus profonds creux et vallées corporelles.
Pour l’homme, cela implique un apprenti-sage de l’éjaculation et pour la femme un abandon du contrôle mental pour un plus grand abandon aux sensations et à ce qui vient. Pour les deux, il s’agit de sortir de l’idée de performance ou de savoir-faire pour s’engager de tout son savoir-être à un plaisir des sens ouvert à l’infini du frémissement jusqu’au frémissement corporel de l’être.

C’est donc une forme de méditation ?

Oui, c’est une méditation sexuelle ou plutôt une pratique de la sexualité en état méditatif au sens où la conscience du temps ordinaire s’efface pour s’ouvrir à l’espace-temps du rythme du vivant : ça vient… ça s’en va… ça repart… mouvement infini de vagues sur lesquelles les corps se laissent porter sans attente spécifique, dans une danse sans passé, ni futur. Dans l’acte sexuel tantrique nous sommes invités, comme dans toute autre forme de méditation, à une présence totale au mouvement de la vie en cours qui passe par le souffle. Sauf que là, la caresse s’ajoute au souffle comme fil de tissage entre le divin et la matière.

Peut-on parler de femme tantrique ?

Autant qu’on peut parler d’homme tantrique… sauf que les femmes semblent plus douées que les hommes dans cette dimension de la spiritualité. C’est pourquoi, dans ce domaine, on parle beaucoup des femmes comme initiatrices des hommes… Mais de fait, homme ou femme, on peut se dire tantrique si on a choisi d’ajouter la dimension spirituelle à sa sexualité et le sens du sacré comme l’essence même de la danse des sens.

Comment, de manière pratique, devient-on tantrique ?

Je pense que la pratique de la pleine conscience corporelle est la plus appropriée pour apprivoiser en solo la lenteur. Dans la vie de tous les jours, l’appren-tissage du ralenti permet de ne pas subir la pression de l’adrénaline. Dans l’acte sexuel, il est essentiel : ralentir ses mouvements jusqu’à oser par moment l’immobilité pour mieux se mettre à l’écoute de la résonnance jouissive des caresses dans tous nos corps est une pratique tantrique fondamentale. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le slow sex*. Mais paradoxalement, la lenteur permet aussi de mieux « chevaucher le tigre », de ne pas se laisser déborder par son homme ou sa femme sauvage intérieurs quant le rythme entre dans une phase de puissance plus proche du torrent que de la rivière. Cultiver la beauté sous toutes ses formes, apprendre à la goûter par tous ses sens : musique, peinture, poésie, nature, nourriture… prendre le temps de jouir des belles choses de notre existence et de savourer par tous les pores de sa peau la joie d’être vivant, la joie de vivre au sens littéral du terme, est aussi un grand accélérateur de notre dimension tantrique.

On imagine que le fait d’être à l’aise avec son corps est essentiel…

C’est évident, et cela revient à dire que le Tantra est une affaire sérieuse. Il demande un grand travail sur soi pour arriver à « juste » être son corps dans l’acte sexuel au lieu « d’avoir » un corps que l’on observe de l’extérieur. Cette compétence à habiter son corps demande de faire sauter tous les obstacles que l’on rencontre en chemin vers l’extase, et plus encore vers la félicité ! Et ça se fait petit à petit… Si on peut, par des pratiques tantriques, augmenter le plaisir, on ne peut pas faire l’économie de ce débouchage des canaux dans tous nos corps du « bas » : le corps émotionnel par rapport à l’enfant, la femme et l’homme blessés en nous, le corps mental par rapport à nos croyances sur la sexualité héritées de notre éducation, voire de notre lignée trans-générationnelle, sans compter le nettoyage pré-verbal de nos mémoires corporelles et cellulaires de notre corps physique. Devenir véritablement un homme ou une femme tantrique, c’est un vrai travail !

Comment certaines pratiques sexuelles peuvent-elles permettre l’éclosion d’états spirituels inédits ?

Parce que les pratiques tantriques stimulent la circulation énergétique, certains sens spirituels « frottés » par l’énergie sexuelle peuvent s’éveiller plus vite … Ultimement on parle d’éveil de la Kundalini, du « serpent », symbole de l’énergie sexuelle lové dans notre chakra racine qui monte le long des chakras jusque dans la tête. Ce n’est vraiment pas un cadeau lorsque cela arrive inopinément … c’est même bien dangereux. Si on vise cela, on a intérêt, pour ne pas perdre les pédales ou la tête, à être sérieusement accompagné par un maître tantrique chevronné ! Mais sans en arriver là, il peut y avoir dans cette pratique des « coups » d’énergie qui provoquent des flashs de vision, d’intuition, de prémonition etc… C’est ce qui donne à certains l’illusion d’être spirituellement « arrivés » en confondant spiritualité et pouvoirs en tout genre. D’autres peuvent devenir accros à ces états de conscience altérés au point de perdre contact avec la réalité. Mais ce qui reste sûr, c’est qu’affiner sa conscience corporelle dope l’esprit. En cela, le Tantra est bien un grand accélérateur spirituel.

Qu’en est-il de votre propre expérience de femme tantrique ?

Pour la partie passée du travail, j’en ai témoigné dans les trois récits autobiographiques de mon voyage initiatique de femme moderne *. En résumé, moi j’ai commencé par le haut, par l’éveil spirituel et j’ai eu des difficultés ensuite pour incarner ma spiritualité dans le corps. J’ai appris en chemin à guérir de ce que j’appelle « la nostalgie de l’ailleurs ». Par chance, en chemin, mon côté mystique m’a aidée à retrouver plus facilement la familiarité organique que j’ai avec le Tantra. Pendant longtemps, la sexualité est devenue pour moi un espace d’éprouvement mystique : la capacité de repousser les frontières de mon corps pour laisser plus d’âme, plus d’infini entrer en mouvement pendant l’acte sexuel… J’ai probablement initié mes partenaires à cette jouissive pénétration et dilatation d’âme… oui mais ! « Après l’extase, la lessive », pour reprendre le titre du livre de Jack Kornfield, et dans le quotidien l’âme perd vite de la hauteur… J’ai fini par comprendre, et surtout par accepter que si on veut vivre le Tantra en couple, et pas juste comme un exercice, une pratique de stage ou une expérience sexualo-spirituelle momentanément partagée, il faut penser la jouissance bien au-delà d’une satisfaction amplifiée du plaisir physique. Il faut la penser à partir de notre désir de relation amoureuse, voire du désir d’incarner l’Amour dans ce qu’on peut appeler, faute de meilleur mot, un grand amour : un amour humain durable dans une félicité nourrie d’extase d’âme jusque dans le corps. Et là, une pratique spirituelle ou mystique dans l’acte sexuel ne suffit pas. Il faut apprendre à passer de l’acte sexuel à une relation sexuelle. La Voie de l’amoureux que j’enseigne aujourd’hui est en quelque sorte une voie de Tantra relationnel : apprendre en plus du tissage personnel entre son corps physique et son corps spirituel à tisser un lien entre le fil de soi et le fil de l’autre, sans faire des sacs de nœuds ! Et là, je préfère parler de sexualité sacrée plutôt que de tantrisme, car le cœur y participe. Tisser l’énergie-cœur dans le tissage corps-esprit est ma présente aventure tantrique…


Propos recueillis par Aurélie Godefroy

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