Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°3
Thème : Techniques d’éveil

Le corps dans les arts martiaux

Auteur question de Olivier Deck

Commençons par éclaircir nos idées : qu’est-ce qu’un « art martial » ? L’appellation regroupe aujourd’hui un éventail de disciplines qui ont en commun l’exercice du combat mais diffèrent par le sens qu’elles lui donnent. Disons brièvement que le terme Budo nomme celles davantage orientées vers l’étude de l’être. Parmi celles-ci, le kendo (la « voie du sabre ») relève à la fois d’un sport de compétition et d’un art considéré comme emblématique des valeurs martiales traditionnelles. Kenji Tokitsu, à qui l’on doit un irremplaçable travail de recherche, de traduction et de réflexion sur les arts martiaux, mène son approche théorique de la voie du karaté à partir des principes du sabre « parce que c’est autour de cette discipline que s’est constituée la voie des samouraïs ou Budo » [1] . Taisen Deshimaru [2] quant à lui explique que le kenjutsu [3] , vouée à pourfendre, s’est transformée au fil des siècles en méthode pour couper son propre esprit. Voie de l’esprit de décision de résolution et de détermination. C’est là le vrai kendo japonais, le vrai Budo [4] . L’idéogramme Budo, sujet de nombreuses études et controverses, se composent d’éléments qui peuvent sembler contradictoires, mais dont nous retiendrons qu’ils recouvrent l’idée de combattre à la fois pour détruire et pour anéantir le combat lui-même. L’itinéraire apparaît donc sous des lumières paradoxales. Allons par là.

Sur le chemin, le nouvel adepte ne tarde pas à rencontrer son véritable adversaire : lui-même. En effet, l’apprentissage commence par le corps, qui oppose une résistance, livré à des postures et des situations qui lui sont étrangères. Il faut donc l’entraîner, l’assouplir, le renforcer, le rendre endurant, l’endurcir, le familiariser avec des conditions qui lui deviendront naturelles. Les mêmes contraintes et les mêmes effets s’appliquent à l’esprit, au demeurant indissociable du corps mais souvent vécu comme séparé. La chair, l’os et tout leur haubanage - considérons que notre débutant est jeune -, se mettent progressivement au service du progrès, jusqu’à un point d’embellie au-delà duquel la pure performance devient impossible. Vieillissant, le corps regagne petit à petit les rangs de l’adversité. Rappelons qu’au Japon, on utilise un même mot pour « partenaire » et « adversaire » : aite. Si l’adversaire se trouve en soi-même, le partenaire ne saurait être loin. L’esprit vient alors pallier l’affaiblissement physique. De cette difficulté naturelle due au passage du temps est née la notion de Lifelong kendo, illustrée par le témoignage de Mochida Moriji [5] , maître d’escrime de l’époque Showa. A la fin de sa vie, il raconta n’avoir commencé à pratiquer le vrai kendo, « de tout son coeur » (ou esprit, ou les deux, selon le sens que l’on donne à kokoro), qu’à l’âge de cinquante ans. A soixante, ses jambes et son dos faiblissant, il a commencé à davantage utiliser son esprit. A soixante-dix, tout son corps devenant douloureux, il a dû s’entraîner à combattre avec l’esprit immobile, comme le miroir d’un lac dans lequel celui de l’adversaire se reflète. A quatre-vingts ans, il a enfin atteint son objectif, mais des pensées intempestives parvenaient quand même à troubler la surface du lac. Il s’avérait toujours impossible de relâcher la vigilance. Jusqu’au bout de la vie, la recherche continue [6] , telle est la leçon de Moriji Mochida.

L’adepte du Budo ne saurait ramener sa quête à une approche simplement matérialiste. Il cherche en lui l’espace où l’être apparaît tel qu’en sa vraie nature. Par intuition ou volonté consciente, il veut répondre au précepte de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux ». Morita Monjuro [7] atteignit lui aussi le plus haut niveau de kendo, et considéra pourtant que son parcours menait à une impasse : lorsqu’on pratique le kendo dans le simple domaine physique, il ne diffère pas des autres pratiques sportives [8] . Pour comprendre et atteindre la dimension transcendante de son art, il est alors tenté d’emprunter une passerelle qui se présente à l’évidence : le zen. A l’âge de cinquante-sept ans, considéré comme l’un des grands maîtres de son temps, il cherche dans zazen [9] le vrai chemin du sabre. La méditation le conduit à une nouvelle impasse, décrite plus tard par Kenji Tokitsu : Celui qui s’entraîne au zen arrive à détacher sa conscience du temps, il parvient à un éclatement du temps, mais il lui manque la disponibilité au combat [10] .

Même si l’on peut considérer qu’évoquer le zen revient à s’en éloigner, risquons-nous un instant dans ses parages pour tenter de comprendre pourquoi il attire souvent le budoka. Outre les caractéristiques culturelles, spirituelles et historiques liées au Japon, une notion centrale concerne zen et Budo : le hara. Abdomen, coeur, courage, puissance, volonté, point situé « trois doigts sous le nombril » pour les uns, « à mi-distance entre le nombril et le pubis » pour d’autres … dans les dojos, on entend parler hara de toutes les façons. Concentrez-vous sur votre hara ! Mettez la force dans votre hara ! Attaquez à partir du hara ! Déplacez-vous avec votre hara ! Utilisez l’énergie de votre hara ! Autant d’injonctions qui mettent l’adepte en demeure de tout tenter pour mobiliser en lui une abstraction, essayant de respirer avec le nombril, contractant la ceinture abdominale, gonflant ou rentrant le ventre selon les cas… en japonais, hara signifie « ventre ». Au milieu du ventre se situe le centre de gravité du corps, et ce n’est pas le moindre effort pour apprendre à combattre que de prendre conscience du point où se joue la question de l’équilibre. Connaissance nécessaire, mais non suffisante.

Ce point sous le nombril ne se limite pas à sa réalité physique. Il embrasse un sens beaucoup plus large. Projection du centre de gravité sur la face avant du corps, il est pour la chronobiologie chinoise le champ de cinabre, siège de l’énergie originelle [11] que le japonais nomme : tanden. Là s’accumule et jaillit le ki, souffle primordial, énergie universelle, et dans le même temps : esprit. « C’est seulement quand on va en profondeur et qu’on apprend à utiliser le tanden dans la pratique que l’on peut développer son esprit et parvenir à un résultat proche du zen. C’est en ce sens que le sabre et le zen se rejoignent. [12] » Le tanden devient l’objet de toutes les attentions, cible de toutes les pensées et par là-même source de questions nouvelles. Comment utiliser les pouvoirs soi-disant infinis du ventre pour combattre ? Morita Monjuro finit par renoncer à sa première idée. La méditation en zazen est exclusive et ne vaut que pour elle-même. On ne peut espérer en tirer profit pour des buts extérieurs, la notion même de but étant battue en brèche par le zen. Mais la visite du hara par la méditation fut toutefois utile à mieux comprendre que le kendo véritable passe par le centre du corps. Fort de cette acquisition, il continua d’élaborer sa recherche en maniant le sabre.

La notion de hara fut divulguée en Europe par un livre de Karl Graff Dürckheim [13] . Le texte révisé paraîtra plus tard sous le titre : « Le centre de l’être [14] ». Le hara n’y apparaît pas seulement comme un point d’acupuncture, le centre du souffle ou l’épicentre d’une force surhumaine, mais comme un concept, un état d’esprit, nous serions tenté de dire, au meilleur sens : une « vue de l’esprit ». Durckheim parle du « plus beau cadeau que l’Orient ait fait à l’Occident ». Il décrit le hara comme point de rencontre entre la civilisation occidentale matérialiste, et celle, spirituelle d’orient. Même si le raccourci semble un peu stupéfiant, il n’est pas sans intérêt pour le budoka occidental de considérer qu’il existe en l’homme un Occident et un Orient, répondant aux principes d’engendrement du Yin-Yang. L’adepte, par la pratique intégrant le souffle du hara, oeuvre à l’unification des contraires, abandonne l’esprit de jugement et le raisonnement par oppositions. Corps et esprit se montrent dans leur unité. La victoire et la défaite fusionnent en une même idée. « Nous occidentaux devons redécouvrir en nous-mêmes et prendre au sérieux la composante orientale de notre être, indispensable à la totalité de notre humanité.  » [15] Dürckheim fait du hara le socle de la complétude tant convoitée par celui qui cherche. Le centre du corps devient symbole de l’être humain libéré de son moi ordinaire, siège des passions. Cet état est précisément celui que Takuan Soho nomma : « sagesse immobile » [16] .

Lequel Takuan accourt aussitôt et vient troubler notre trop fraîche connaissance, pour nous interdire d’en faire une certitude : « Si on place l’esprit dans un mouvement physique de l’adversaire, il s’y prend. Si on le place sur le sabre de l’adversaire, il s’y prend. Si on le place dans la volonté de pourfendre l’adversaire, il s’y prend. Si on le place sur la pensée de ne pas être pourfendu, il s’y prend. Si on le place sur la posture de l’adversaire ou sur la notre, on s’y prend. En tout cas, il n’y a aucun lieu où placer l’esprit. [17]  » Gare au sabreur qui confirait son esprit au hara ! C’est, prévient Takuan, le niveau des novices. Le hara n’est pas ce « nulle part » où placer l’esprit. Quant à placer l’esprit nulle part, cela ne signifie pas davantage n’importe où. Nulle part n’est même pas un quelque part au négatif. Il y a grand risque à manier un katana sans savoir où placer son esprit… Le moine se détache de la mort, de la vie, il peut être taillé en pièce sans broncher, mais il ne saura pas manier le sabre à propos, précise Kenji Tokitsu [18] . Voici que se dresse devant nous une aporie digne d’une énigme zen : l’impasse est l’ouverture. Takuan Soho indique que fixer son esprit quelque part, même au centre, c’est « tomber d’un seul côté ». Il poursuit ainsi : « Tandis que l’authenticité est l’omniprésence. En toutes choses, si on est figé, c’est qu’on est tombé dans l’unilatéralité, ce qu’il faut éviter au moyen de la pratique de la Voie [19] ». Miyamoto Musashi, comme pour nous troubler encore, écrit dans le Rouleau de l’eau : « Afin que l’esprit ne soit pas trop d’un côté, il faut le placer au centre et le mouvoir calmement, pour qu’il ne cesse de se mouvoir, même aux instants de changement. [20] » Retour au centre ?

Ayant abordé la question du centre de l’être à la fois par le zen et par l’escrime, c’est au coeur de la technique du kendo que Morita Monjûrô découvre que le travail des reins et des hanches « koshi », permet de stimuler le centre « tanden », lui-même en relation avec le point « sunden », situé entre les deux yeux. Passons sur les relations des reins à la nuque, des membres supérieurs et inférieurs… le corps tout entier est désormais impliqué dans l’affaire, de pied en cap. L’escrimeur approche lentement du coeur mystérieux. L’énergie de l’être profond et unifié est maintenant prête à fluer du centre vers la périphérie, où se trouve le sabre. L’heure est venue de franchir l’étape décisive, au cours de laquelle la parfaite technique doit enfin révéler le sens de la voie. S’il reste accroché au réel, de corps ou d’âme, l’escrimeur ne quittera pas le domaine ordinaire de la pratique. Pour que s’exprime l’art, il doit créer, c’est à dire donner une forme à son oeuvre. Selon Ananda Coomaraswamy, dans la conception traditionnelle de l’art [21] , tant en orient qu’en occident, la « forme » est synonyme de « l’âme ». Nous ajoutons, apercevant au passage une autre piste dans le labyrinthe où nous nous sommes imprudemment aventurés, qu’en japonais, le mot « kata [22] » peut également se traduire par « forme »… Alors, comment passer de la technique à l’Art ? Takuan Soho, qui s’est plu à nous dérouter, vient à notre rescousse : « Bien que l’esprit agisse, comme il veut, devant, à gauche, à droite, dans toutes les directions, il n’est jamais fixé, même un instant. On nomme cet esprit : Sagesse immobile [23] ». Le mouvement rejoint donc l’immobilité. Il est temps d’oublier, pour nous libérer. L’instant décisif exige de s’abandonner à soi-même et au monde. Abandon du corps, abandon de l’esprit. Cet abandon, nécessaire à la plus haute expression du kendo, nous conduit à la notion de sutemi : esprit de sacrifice nourri d’une inflexible confiance dans l’issue.

La force originelle concentrée au centre de l’être traverse le sabre et irradie l’acte de sa lumière. Corps et esprit réunis hors de la conscience, centre et périphérie , mouvement et immobilité confondus en une même idée. Ainsi, « la technique du sabre devient la pratique du principe universel, et cette pratique est un équivalent du koan en zen.  » [24] Dans la justesse de l’action éclate enfin une vérité qui échappe aux mots. Nous n’avons plus qu’à espérer le plaisir et la beauté.

Certes, on pourra penser que ces choses relèvent du fantasmatique ou de l’imaginaire, ou encore qu’elles procèdent du conditionnement. A vrai dire, qu’importe l’explication rationnelle ou psychologique des sentiments que nous avons cherché à observer. Lorsque deux individus combattent, dans les dispositions que nous venons d’essayer de décrire, ils se donnent une chance d’être saisis et d’assister au jaillissement d’un éclair de lumière intérieure, accompagné d’un sentiment d’accomplissement. Ces instants-là sont rares et marquent la mémoire. L’être profond des deux combattants s’ouvre et fusionne en un seul. L’idée de victoire et de défaite s’abolit dans la perfection de l’assaut. L’Autre, le partenaire-adversaire, est indispensable à l’alchimie. On ignore ce que c’était, qui ne peut se nommer, ni se décrire. L’ineffable. Tout est là. Nulle part. En cet ailleurs au coeur d’ici qui n’en finit jamais d’irriguer nos existences et de les porter en avant. Nous venons d’accéder au domaine de l’Amour. Alors, comme le conseille Blaise Cendrars, il est temps de partir.


[1Kenji Tokitsu, p.29, La voie du karaté, Sagesses, Points, Editions du Seuil, 1979

[2Taisen Deshimaru, Zen et arts martiaux, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1977

[3kenjutsu : littéralement « technique du sabre »

[4Ibid p76

[51885-1974, considéré comme le « Saint du sabre ».

[6The History of kendo, Alexander Bennett, Toshinobu Sakai, 2010, p325

[71889-1973

[8Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, p361, Sagesses, Points, Editions DesIris, 1998

[9Position de méditation assise dans le zen

[10Kenji Tokitsu, p.113, La voie du karaté, Sagesses, Points, Editions du Seuil, 1979

[11La chronobiologie chinoise, Gabriel Faubert, Pierre Crépon, Espaces libres, éditions Albin Michel, 1983, p49 et suivantes

[12Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, p361, Sagesses, Points, Editions DesIris, 1998

[13Hara, Karlfried Graf Dürckheim, le courrier du livre, 1974

[14Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1992

[15Karlfried Graf Dürckheim L’expérience de la transcendance, Albin Michel p73

[16Takuan Soho, 1573-1645, moine zen et conseillé de Yagyu Munenori, maître d’armes du shogun.

[17Mystères de la Sagesse immobile, Takuan Soho, Spiritualité vivantes, Albin Michel, P38

[18Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, p113, Sagesses, Points, Editions DesIris, 1998

[19Mystères de la Sagesse immobile, Takuan Soho, Spiritualité vivantes, Albin Michel, p40

[20Kenji Tokitsu, Miyamoto Musashi, p67, Sagesses, Points, Editions DesIris, 1998

[21A.K.Coomaraswamy, La philosophie chrétienne et orientale de l’art, éditions Pardès 1990

[22kata : dans toutes les disciplines, le kata est une forme de combat codifiée recelant les arcanes de la technique

[23Mystères de la Sagesse immobile, Takuan Soho, Spiritualité vivantes, Albin Michel, P26

[24Morita Monjûrô cité par Kenji Tokitsu dans Miyamoto Musashi, P361

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