Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages

Le corps entravé

Entretien avec Alexandre Jollien

On ne peut comprendre le handicap sans l’avoir vécu dans sa chair. Pourtant on peut dépasser cette souffrance constante et la transformer
en joie. Alexandre Jollien le prouve de manière exemplaire.

Comment appréhendez-vous votre corps handicapé ?

Alexandre Jollien : Le bouddhisme nous dit que l’une des grandes sources de la souffrance est la fixation. Dès qu’on se fixe dans une image de soi, on se voue à un mal-être, à une insatisfaction. Dès que nous luttons contre le réel tel qu’il se propose, nous risquons l’épuisement. Les moqueries que suscite mon corps d’handicapé, la façon dont je vis l’infirmité au quotidien, tout cela m’invite jour après jour à prendre grand soin du corps. Après tout, c’est le véhicule de l’éveil ou de l’union à Dieu. Au fond, un délicat
équilibre est requis. Ne pas considérer le corps comme une idole sans en faire nécessairement un boulet. J’allais dire que ce n’est pas mon corps qui crée le mal-être mais la façon dont je cohabite avec lui.

De quelle manière avez-vous transformé ce « mal-être » ? Des philosophes ayant réfléchi sur le corps vous ont-ils aidé ?

A.J. : Dans le Sûtra du Diamant, il y a un refrain qui m’habite et qui m’aide au quotidien. On pourrait le résumer ainsi : Le Bouddha n’est pas le Bouddha, c’est pourquoi je l’appelle le Bouddha. L’intuition qui s’en dégage est magnifique. C’est une fois que nous comprenons que nous bazardons sur la réalité plein d’étiquettes que nous pouvons revenir aux choses sans nous y figer justement.
(...)
Les grands philosophes aident aussi à bâtir un art de vivre au quotidien pour prendre soin de son corps. Spinoza, par exemple, montre bien que ce n’est pas la privation qui mène au détachement, mais la joie qui conduit à la liberté.
Donc prendre soin du corps est une étape concrète de l’ascèse. Nous ne pouvons pas atteindre à la félicité en le négligeant, ou en le maltraitant.

Comment méditez-vous avec ce corps souffrant ?

A.J. : Paradoxalement, la paix que je n’ai pas su trouver grâce au mental et à la réflexion m’est donnée à chaque fois que je pratique zazen. Méditer, c’est en quelque sorte revenir au présent, au ressenti, à l’être là de la vie. Au fond de nous, il y a une paix qui nous précède, au fond du fond, il y a la joie. Le corps est, comme je le dis, un véhicule qui peut nous conduire à l’éveil, à l’union à Dieu. Je n’associerai pas mal-être et corps.
Le mal-être, c’est une façon de vivre le trouble, le tourment et, dans le cas précis, le handicap.

Peut-on dire que vous avez finalement réussi à puiser dans la « fragilité » de ce corps une grande fécondité ?

A.J. : Une des premières paroles que m’a dite mon père spirituel, c’est précisément : « C’est dans la fragilité que vous pouvez trouver une grande fécondité. » Avoir peur de sa faiblesse, avoir peur de souffrir engendre une terrible souffrance, un sentiment d’insécurité. Tout le travail de ma vie, c’est d’oser l’abandon, oser capituler, ne plus considérer la vie comme une lutte, un combat, mais plutôt se tenir entièrement disponible à ce qui est. En ce sens, même si certains jours c’est difficile, le handicap et la fragilité de mon corps sont une invitation renouvelée à faire confiance, à épouser un art de vivre, un art de la paix.

Propos recueillis par Aurélie Godefroy

Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le numéro 3 de Question de "Notre corps, une exploration de l’infini" http://www.questionde.com/spip.php?page=acheter&n=22

Alexandre Jollien est né handicapé en 1975. Philosophe, il a publié des ouvrages qui ont eu un grand retentissement dont : Éloge de la faiblesse, Marabout, 2011, Le Philosophe nu, Seuil, 2010 et Vivre sans pourquoi, Seuil, 2015.

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