Revue Question de
C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche.
Pierre Soulages
Question de
Compléments d’enquête
Question de N°2
Thème : Sciences et conscience

L’univers en folie

Auteur question de Léon Mercadet

Univers : central. Galaxie : type spirale SBc, dite « Voie Lactée ». Système : Soleil. Planète : Terre. Année humaine : 2011.

En mai 2011, avec leurs télescopes, leurs ordinateurs et un savoir accumulé depuis des millénaires, les astrophysiciens de la planète Terre firent plusieurs découvertes sur leur univers. "Que savons-nous de cet univers ?" se demandaient-ils." Ou plutôt : “Que croyons-nous savoir ? Que pouvons-nous savoir ? Pourrons-nous tout savoir un jour ? Ou bien est-ce impossible ? Et comment le savoir ?" Deux siècles plus tôt, le philosophe allemand Kant avait posé les trois questions fondamentales, dans l’ordre : "Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Comment juger ?" Il ressort de cet ordre que le savoir est premier, puisqu’il inspire l’action et le jugement. Ainsi les astrophysiciens travaillaient-ils, à l’insu de milliards de leurs contemporains, pour la cause de l’harmonie générale. Les êtres humains ont-ils besoin d’infini ? Si oui, ce besoin est-il contredit ou confirmé par la science ? Et si la science résout tous les mystères, que restera-t-il de l’infini ?

En mai 2011, la revue Nature révéla que Chandra, le télescope spatial à rayons X de la Nasa, avait détecté les plus anciens trous noirs de l’univers. Ils n’étaient pas situés, ni même situables, dans l’espace, mais dans le temps, vers treize milliards d’années dans le passé, à sept cent millions d’années en aval du Big Bang. Des trous noirs "hypermassifs", absorbant tout gaz, toutes poussières et toute lumière. Seuls quelques rayons X et des photons à haute énergie avaient réussi à s’arracher à l’attraction des trous, et traversé l’immensité du temps connu, les treize milliards d’années, pour venir buter sur les capteurs du vaisseau Chandra. Ces maigres particules suffirent aux astrophysiciens pour déduire que les trous noirs avaient occupé jadis le cœur de galaxies-hôtes aujourd’hui disparues, dont ils constituaient le noyau actif, le moteur, la source d’énergie. "Cette découverte nous dit qu’il y a une relation symbiotique entre les trous noirs et leurs galaxies, et ce depuis la nuit des temps", déclara Kevin Schawinski de l’Université de Yale. Si tel est le cas, qu’y-a-t-il exactement au centre de notre galaxie, de ses 140 milliards d’étoiles et de ses mille milliards de planètes ? Les professionnels le savent : un trou noir hypermassif, nommé Sagittarius A, de masse égale à quatre millions de soleils. Mais à quoi sert-il ? Et sait-on s’il est dangereux ?

En mai 2011, la navette spatiale Endeavour s’envola vers les étoiles. Dans la soute, un instrument singulier, premier du genre : un détecteur d’anti-matière. Il permettrait de savoir s’il est possible que la matière se dédouble. Et s’il existe un monde inversé d’anti-particules. Un autre univers que le nôtre, emboîté dans le nôtre. Mais emboîté comme un amant ou comme un assassin ? Quand matière et anti-matière se rencontrent, elles s’annihilent mutuellement dans une déflagration de lumière. S’il existe de l’anti-matière dans notre univers, comment cet univers existe-t-il ?

En mai 2011 à Cambridge (Massachussetts), pendant la 218ème séance de la Société Américaine d’Astronomie, les délégués du Harvard-Smithsonian Center présentèrent un document nommé 2Mass Redshift Survey (2MRS). Il s’agit d’une carte en 3D de l’univers, la plus complète jamais réalisée. 2RMS a l’apparence d’un œuf translucide, une bulle de savon constellé de paillettes jaune, rouge, turquoise et lilas, posé sur un fond noir comme un énorme diam’ sur du velours. Dans la réalité, l’œuf mesure 380 millions d’années-lumière. 380 mAL dans l’espace, mais dans aussi dans le temps. Il ne s’agit pas de la carte complète de l’univers entier, trente fois plus vaste, mais de l’univers dit "local". Pour la fabriquer, il a fallu dix ans de travail à plusieurs dizaines de personnes.

2RMS représente ce qui s’étend entre maintenant et la troisième extinction massive d’espèces vivantes sur la planète Terre, il y a 380 millions d’années, l’extinction du Dévonien, une hécatombe de faune marine, ammonites et mollusques à forme d’escargot. On attribue généralement l’extinction du Dévonien à un réchauffement climatique, mais il est aussi possible que la mort soit venue de l’espace, un météorite géant qui aurait percuté la planète en plein milieu du Maroc, où l’on a découvert en 2003 des couches de sédiments quartzites hypercompressés, signature supposée d’un impact cataclysmique. Inversement, les exobiologistes (biologistes spécialisés dans la recherche de la vie hors Terre) étudient depuis longtemps l’hypothèse de la panspermie : la vie apportée par une comète venue d’on ne sait où, ensemencée on ne sait comment. Ainsi, le cosmos serait-il à la fois créateur et destructeur de vie, selon un mode aléatoire d’après les uns, programmé d’après d’autres, aussi indéchiffrable que la danse de Shiva Nataraj, l’icône qui sert aux hindous, depuis longtemps avant la carte 3D, à se représenter l’univers et ses mystères.

Pour les hindous, l’univers visible est une illusion, maya. L’idée d’une convergence possible entre l’intuition hindoue et la science occidentale a traversé le XX° siècle depuis les années 20 et l’invention de la mécanique quantique. Dans le monde subatomique quantique, les particules n’existent pas vraiment : ce sont des ondes. La fourchette ou la lune que nous regardons n’existent pas par elles-mêmes. La réalité est autre. Mais la mécanique quantique décrit l’infiniment petit. Qu’en est-il dans l’infiniment grand, qu’en est-il de l’univers ?

En 1994, le physicien américain Leonard Susskind, de Stanford, prit l’avion pour Cambridge. Il avait rendez-vous avec Stephen Hawking, le géant absolu de l’astrophysique, spécialisé dans les trous noirs. Depuis des années, Susskind et Hawking bataillaient à coups de conférences et de publications, mais n’avaient jamais eu l’occasion de s’affronter face à face. L’affaire était gravissime.
D’après Hawking, les trous noirs, qui avalent la matière et la lumière, se comportent comme des dévoreurs d’information. Tout ce qui y entre est perdu. Bien sûr, dans un premier temps, tout demeure à l’intérieur du trou, broyé, hypercompressé. Mais Hawking venait de démontrer que les trous noirs s’évaporent, particule par particule, inexorablement. A la longue, ils pourraient détruire l’univers, gigantesques machines à "évaporer" la création entière. Problème : cette spéculation est incompatible avec la loi basique de la physique, l’ancien principe de Lavoisier : "Rien ne se perd, tout se conserve". Toute information est conservée ou peut être reconstituée. Avec son histoire d’évaporation, Hawking sciait le pilier central de la physique et pour Susskind, c’était insupportable : "Résoudre ce paradoxe était devenu pour moi une obsession, que je compare à la traque de Moby Dick par le capitaine Achab."
Pour sauver le principe de conservation, il fallait que Hawking ait tort. Mais comment le convaincre ?

C’est pour risquer le coup que Susskind volait vers Cambridge un jour de 1994. Sur place, déception : il trouva Hawking en proie à une crise aigüe de sclérose amyotrophique, la maladie qui le dévore depuis des décennies. Paralysé et muet, Hawking s’était lui-même transformé en trou noir : plus aucune information ne pouvait en sortir. "Une fois de plus, a raconté Susskind dans la Recherche de février 2009, nous n’avons pu confronter nos points de vue. Ma frustration était grande. Avant de rentrer à Stanford, j’ai décidé d’aller rendre visite à mon collègue et ami Gerard ’t Hooft, aux Pays-Bas. C’est pendant cette visite qu’une solution a germé." Le germe de 1994 est aujourd’hui connu sous le nom de "principe holographique". Poussé à l’extrême, le principe élaboré par Sussking et ‘t Hooft pose la question : l’univers est-il un hologramme ?

En astrophysique, le chemin entre intuition et hypothèse théorique passe par des calculs et des travaux compliqués. Pour construire le principe holographique, il a fallu montrer 1) que l’information contenue dans le volume d’un trou noir était lisible sur sa surface ; imaginez une maison : ce qu’elle contient et ce qui s’y passe pourrait être modélisé rien qu’en regardant les murs ; 2) que dans ce cas l’évaporation des trous noirs ne détruit pas l’information mais au contraire la rediffuse dans le cosmos ; 3) que l’univers entier, mathématiquement, se comporte comme un trou noir. Le trou noir ultime qui contient tous les trous noirs, les galaxies et les soleils. Résultat : "Nous serions ainsi entourés d’un horizon cosmologique, surface sphérique imaginaire au-delà de laquelle aucun signal ne peut jamais nous parvenir. Tout se passe comme si nous nous trouvions au centre d’un trou noir inversé, qui vomit les objets plutôt que de les attirer en son sein".

Tout ce que nous voyons, galaxies, roses, éléphants, fourchettes, serait une projection 3D d’infos encodées en 2D à la surface d’une bulle de savon large de 13 milliards d’A-L. Exactement comme un hologramme, "procédé par lequel une image en trois dimensions est construite à partir de la projection des détails codés dans un film à deux dimensions". Nous vivons entourés d’hologrammes, hologrammes nous-mêmes, "projections virtuelles d’un film gravé sur une mystérieuse surface dans un code inconnu", écrit Sciences et Avenir en avril 2011. "Projections virtuelles, film, code inconnu…" : libre à chacun de rapprocher ou pas l’hologramme occidental de la maya indienne, et d’imaginer que raison et foi tendent au même objectif par des voies différentes.

Sous le soleil d’Athènes il y a vingt-cinq siècles, Platon imagina des hommes coincés dans une caverne et concevant l’univers à partir de leurs seules ombres portées sur les parois de roc. Et si nous aussi, comme les caverneux de Platon, nous ne percevions du réel que des reflets ternes aux contours flous ? Et si le monde était plus magnifique encore qu’il n’est ? Au-delà de la matière il y a les lois, les lois de la nature, les constantes physiques fondamentales : vitesse de la lumière c, gravitation g, zéro absolu du froid cosmique etc. Les lois elles-mêmes sont-elles des projections, une imagination, ou bien des faits extérieurs aux cerveaux, situés dans “une dimension platonicienne d’entités pures qui agissent sur le monde”, comme l’écrit Trinh Xuan Thuan ? En d’autres termes, les lois physiques, et les maths elles-mêmes, sont-elles inventées ou découvertes ? Les physiciens ont évidemment pris conscience de l’enjeu et n’évitent pas le débat. Le débat oppose les “réalistes” (les lois sont des faits, découverts par les humains) aux “constructivistes” (les lois sont des inventions des humains).

Encore ne parle-t-on jusqu’ici que de l’univers observé, presque connu. Mais l’observé n’est qu’une mince fraction du tout : en 2011, 96% de l’univers reste hors-radars. Non par son éloignement, mais par sa nature même. Il faut imaginer un planisphère à 96% de terra incognita. "La matière ordinaire, protons et neutrons dont vous et moi sommes faits, ne constitue que 4% du contenu total de l’univers", écrit Trinh Xuan Thuan, astrophysicien français, dans son nouveau livre Le Cosmos et le lotus. Le reste ? "22% sont faits de matière exotique non constituée de protons et de neutrons et dont la nature reste un mystère total, et 74% d’énergie noire, responsable de l’accélération de l’univers et dont la nature est tout aussi mystérieuse."

L’astrophysique est bien obligée de tenir compte de l’inconnu, contrainte même à le calculer puisqu’il manifeste sa puissance dans les équations et les télescopes. C’est dans la lunette du Mount Wilson Observatory en Californie qu’en 1933 Fritz Zwicky vit apparaître des galaxies anormales. Cela se passait à 150 millions d’années-lumière, à l’intérieur de l’amas d’étoiles de Coma, dans la constellation de la Chevelure de Bérénice : dans leur ronde en spirale à travers le vide, les galaxies se déplaçaient trop vite. Par rapport à leur masse, par rapport à la température et à la densité de l’amas d’étoiles de Coma. Pour Zwicky, l’explication sautait aux yeux : l’existence d’un énorme halo de matière invisible et inconnue autour des galaxies, qui "dynamisait" l’amas et accélérait les trajectoires. Zwicky exposa son idée à des confrères : elle n’intéressa personne. Pour le coup, la matière invisible disparut des écrans pendant quarante ans avant de devenir très tendance de nos jours. Dark matter, matière sombre, matière noire. Dans le ciel de 2011, les capteurs à rayons X des satellites Chandra (Nasa) et XMM (Europe) pointent vers les amas et les tournoiements de galaxies. Oui, le halo noir existe. Et il ne se compose pas d’atomes classiques, avec noyau protons/neutrons et une guirlande d’électrons. D’autre chose, on ne sait quoi. Faute de mieux, on parle de “Machos” : Massive Halo Compact Objects. On comprendra mieux les choses quand on aura identifié les Machos. Ils pèsent lourd : 22% de l’univers.

Lourd, mais quand même trois fois moins que l’énergie noire (74% du tout). L’énergie noire, indispensable pour expliquer que l’univers se dilate beaucoup plus vite que ne l’admettent les théories en cours. Comme si la force de gravitation, qui tend à tout condenser, compacter, était contrebattue par une puissance contraire, une anti-gravité dont on ne sait rien aujourd’hui, qu’on nomme parfois : l’énergie du vide.

En 1977, Philip K. Dick débarqua dans la ville de Metz pour y donner une conférence devenue culte chez les pointus de science-fiction, éditée depuis aux éditions de l’Eclat sous le titre « Si ce monde vous déplaît, vous devriez en visiter quelques autres ». L’univers est-il seul dans l’univers ? se demandait Dick et si ce n’est pas le cas, « les univers parallèles sont-ils complètement séparés ou bien se chevauchent-ils ?  » Le raisonnement de Dick, hier audacieux, aujourd’hui banalisé, est le suivant : nous croyons savoir que les Alliés ont gagné la Seconde guerre mondiale, et c’est vrai, dans notre univers. Mais l’Allemagne et le Japon n’auraient-ils pas pu vaincre dans un autre univers ? L’ont-ils fait ? Idem pour Waterloo, que Napoléon a peut-être remporté. Chaque évènement aurait plusieurs issues différentes, engendrant à chaque fois une bifurcation vers un monde alternatif. C’est également vrai pour chaque automobiliste qui au carrefour choisit de prendre à droite ou à gauche. Chaque piéton qui change ou non de trottoir et qui du coup ne croise pas les mêmes gens. A ce rythme et depuis le début des temps, les univers multiples se comptent en milliards de milliards, et leur nombre explose à chaque instant. Loin d’être une élucubration gratuite, l’hypothèse n’est qu’une transposition au macro-monde quotidien de la vie des électrons et des photons, à qui la mécanique quantique assigne plusieurs états simultanés de charge, d’orbite, de spin… Il s’ensuit que dans un certain univers, vous ne lisez pas cet article ; dans un autre, c’est vous qui l’écrivez ; et dans un autre encore, il ne s’agit pas d’un article mais d’un 52 minutes en prime time sur la chaîne holographique Clés.

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